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L e   c o i n   d e s   a m i s

Stephen Jourdain par Gilles Farcet

"Stephen Jourdain à Vizzavona" suivi de "Sur la route spirituelle"
STEPHEN JOURDAIN A VIZZAVONNA

Dans l’Irrévérence de l’Éveil, j’ai planté le décor et l’atmosphère du lieu où se sont déroulés les dialogues reproduits au fil de ce livre. Je me propose ici d’y revenir, sans me relire au préalable, afin d’évoquer cette époque charnière, à maints égards heureuse, décisive dans la vie et l’œuvre de Steve.

Nous sommes donc à la fin des années quatre-vingt. Rencontrer Stephen Jourdain, à l’époque, c’est aussi aller à la rencontre d’une région et d’un lieu assez improbable.
Il me l’a signifié de suite lors de notre toute première entrevue, au Bullier, son rade préféré de Montparnasse, tout près de la rue Boissonade où se trouve les locaux de son agence immobilière désormais fermée.  Il est de passage à Paris, mais c’est en Corse qu’il vit maintenant, sur les terres de Paule, son épouse.

C’est là qu’il faut aller si on entend réellement le rencontrer, ou en tout cas essayer.

De la Corse, il parle en termes vertigineux. Il doute que ce soit une région de France, mais son propos n’est pas politique ou nationaliste. Pour lui la Corse est une sorte de contrée de l’esprit.

Il s’agit donc d’aller chez lui, chez eux, les Jourdain, à Vizzavonna. Vizzavonna, ce n’est même pas un village, c’est un col perché sur les hauteurs. On y accède depuis Ajaccio par un tortillard de bande dessinée. La maison se dresse sur une route de forêt. La bâtisse est ancienne, assez vaste, elle baigne dans le silence des grands arbres. Pas grand chose à voir avec Montparnasse

A l’intérieur, c’est une autre histoire. Steve vit là avec Paule, son épouse, et leur fils Ken encore jeune adulte. Leurs deux filles, Audrey et Elizabeth, dans mon souvenir, viennent tour à tour et demeurent plus au sud.  Audrey décédera prématurément en 1996.
La maison fait office de Bed and Breakfast. On peut donc y louer une des chambres donnant sur les arbres. Le gros de l’action se situe en bas, entre la cuisine, le salon dit écossais, à cause de sa tapisserie et la pièce où la télévision marche du matin au soir.

Il y a une maitresse de maison et cela se sait de suite. Paule est accueillante, à la manière corse. Il ne faut pas lui en compter. Si elle vous estime digne de confiance, la partie est gagnée. On voit qu’elle a été belle, avec un petit côté casque d’or.

Entre Steve et elle, mariés depuis leur jeunesse et qui ont élevés quatre enfants (dont le premier fils de Paule), il y a cette complicité implicite, cette forme d’entente particulière qu’on sent chez certains couples de longue date qui ont traversé l’existence en partenaires. Il est clair que Paule est un roc pour son mari et que la famille est le pivot de la vie sur terre de cet homme par ailleurs « perché » dans le bon sens du terme.

Les tours et les détours d’une existence humaine sont complexes , parfois déroutants. Et à mes yeux, autant le dire avant d’aller plus loin, il est clair qu’en quittant Vizavonne et sa famille quelques années plus tard dans des circonstance qui furent ce qu’elles furent et n’ont certainement pas à être commentées, Steve a perdu un axe. Il n’a rien perdu de sa brillance, de sa profondeur, de son humour, de son charme et de tout ce qui a attiré de plus en plus de monde à lui. Mais un enracinement humain, certainement. Peut être était ce inévitable, et quoi qu’il en soit, c’est ce qui fut. Mais le fait est qu’à partir de là je le sentirai toujours un peu à la dérive, bien assis au ciel mais sur terre entraîné dans une forme de fuite en avant , pour , au final , revenir être enterré sur ces hauteurs face à une vue à couper le souffle.

Comme le courant est passé d’emblée, je partage dès mon premier séjour tous les repas de la famille ainsi que les soirées télé. Dans la cuisine, la cafetière chauffe en continu, un peu comme la créativité de Steve qui parait en constante ébullition.

 A la table familiale, on discute de plein de choses. De « spiritualité », quasiment jamais et c’est tant mieux. Ces échanges là sont réservés a priori au salon écossais ou aux promenades. Mais les conversations vont souvent bon train, littérature,  politique, musique … Steve joue du piano jazz et son fils Ken est aussi musicien.

Dans le salon écossais, Steve , après avoir souvent passé l’aspirateur , activité ménagère qu’il affectionne, s’assied à la grande table et écrit en fumant cigarette sur cigarette. Paule fume aussi, sinon autant que lui du moins beaucoup, la maison est donc une tabagie comme on en trouve peu. Hygiénistes s’abstenir … Si Steve fume et engloutit des litres de café , il ne boit quasiment pas une goutte d’alcool et me parait relativement peu manger. Il est toujours élégant, même dans son attirail d’intérieur , sans cravate mais  chemise , pull et pantalon soignés, souvent veste.

Quand il n’écrit pas, on parle et c’est vertigineux.
Sur ce point, inutile d’en dire plus puisque , de l’aveu même de Steve, l’Irrévérence de l’éveil a su capturer le ton et quelque chose de l’essence de ces dialogues à nuls autres pareils. Je ne veux surtout pas jouer les vieux barbons, mais quand je vois aujourd’hui la pauvreté métaphysique et le vocabulaire bien limité de quantité de conférenciers qui, se voulant « radicaux », prétendent plus ou moins marcher sur ses traces à grands coups de concepts assénés , je me dis que les copies sont décidément loin de l’original.

En ces années là,  la soixantaine de Steve parait infatigable. Il peut parler des heures durant sans se répéter en surface - même si le fonds de son propos ne varie guère. Les cigarettes s’enchainent comme les phrases, les éblouissements fusent, le ciel se déchire, le sol ferme tremble … Ce salon devient une sorte de bateau ivre qui arrive toujours à bon port.

Comme il faut bien arrêter de parler à un moment donné, on va souvent se promener. Steve sort la voiture et m’emmène encore plus haut, dans un paysage de torrents de montagne. Dès les premiers beaux jours, il s’amuse comme un enfant à y plonger.

Les soirées autour de la télé sont dans mon souvenir assez particulières. On regarde un peu n’importe quoi, ce qui est au programme , y compris les émissions de variété les plus consternantes. Et c’est comme une danse. Paule est assise dans son fauteuil cigarette au bec, Steve aussi mais il n’est pas rare qu’il se lève et se mette à danser, ou commente de manière burlesque ce qui se passe sur l’écran. Ces soirées télé sont une manière de pantomime.

Un jour, je ne sais plus pourquoi, on va ensemble dans un petit restau du village voisin. Steve est chez lui. Le caractère du peuple comme du paysage Corse correspondent contre toute attente à ce parisien de souche. Il y a une affinité entre cet homme perpétuellement déclassé, un peu extra terrestre et ce territoire étrange.

Au risque de me répéter , j’ai le sentiment que la Corse, Vizzavonna et la vie de famille lui conféraient un enracinement à partir duquel il pouvait planer très haut en retombant toujours sur ses pieds. Je comprends aussi qu’il ait pu ressentir à un moment donné l’attraction d’un ailleurs. A -t-il mesuré ce que cela lui couterait ? Je n’en suis pas sûr et peu importe désormais.

Mon histoire avec Steve se termine sur le col de Vizzavonna, le jour de son enterrement où , mis à part la famille et pas mal de Corses, nous ne sommes que trois amis à avoir tant bien que mal partagé ses explorations métaphysiques. Pas de cérémonie, juste le paysage. En quittant le cimetière, je m’arrêterai quelques instants devant la maison de Vizzavonna désormais vendue
En regagnant l’aéroport à la nuit, je m’égarai et enliserai ma voiture de location dans le sable d’une plage. C’est de justesse et après des explications embarrassés à  Hertz que je monterai dans l’avion pour Paris. Cet ultime épisode , un peu foutraque (c’est bien la seule et unique fois où j’ai trouvé le moyen d’enliser une voiture dans le sable en allant prendre l’avion)  m’apparait un peu comme un clin d’oeil de l’esprit facétieux de mon cher Steve.

Il y eut encore, après Vizzavonna, pas mal d’épisodes précieux et de beaux moments partagés avec Steve, dans bien des endroits et jusqu’en Californie où nous fîmes un voyage surprenant.

Et, oui,  nul doute que les années Vizzavonna furent de belle années où on pouvait rencontrer un Steve pas encore vieux, dans la maturité de sa perspective , au sein d’un climat qui, pour tout ce qu’il pouvait avoir d’étrange, était familial et enveloppant, propice au déploiement et à la digestion de sa sublime parole.
Gilles Farcet, novembre 2020.



"C’est  Yvan  Amar qui m’avait pour la première fois parlé de ce curieux bonhomme, longtemps agent immobilier à Montparnasse, véritable écrivain (entendons par là plus qu’un auteur de livres)  ayant au début des années soixante   fait paraître chez Gallimard un joyau préfacé par Jean Paulhan (Cette Vie m’aime) ,  spontanément « éveillé » à seize ans au terme d’une intense méditation autour du « cogito » de Descartes (le fameux « je pense donc je suis »)…

Témoin précurseur d’un « éveil sauvage », bien longtemps avant que les programmes des séminaires ad hoc et les pages de certaines  publications regorgent d’"éveillés", tous bien entendu advenus sans recherche ni maître, tous prétendument  libres de chez libre et suprêmement cools selon les représentations bien naïves du petit milieu dans lequel ils prospèrent, l’ami Steve était, j’ose l’écrire, d’une toute autre trempe que la quasi totalité de ceux qui sont venus bien après lui. Sa puissance intellectuelle, la magie poétique de sa plume, sa personnalité complètement hors normes (mon dieu comme tant de ceux qui se proclament éveillés se montrent prévisibles, y compris dans leur prétention à l’imprévisibilité ! ) et enfin cette innocence chez lui si désarmante , tout cela faisait de lui ce que j’appellerais un osni (objet spirituel non identifié), unique et inimitable, même s’il ne manque pas de suiveurs et d’imitateurs.

J’ai beaucoup, beaucoup aimé Steve, voilà. Et je sais qu’il m’aimait beaucoup. J’adorais sa tendresse, sa résonnance à Rimbaud, sa dimension de clown métaphysique, son élégance à deux sous (toujours impeccablement mis, il se fournissait en costumes et cravates chez les fripiers les plus improbables), son non conformisme viscéral et métaphysiquement motivé, son habitude de plonger en slip dans les torrents glacés et autres fontaines  (voir la séquence en ma compagnie à la fontaine de la place d’Uzès dans le film de Carole Marquand) … J’en étais même venu à , d’une certaine manière, aimer son addiction au tabac et à supporter ,quand il venait chez moi ou quand j’allais chez lui ,de vivre dans une tabagie infernale.

Quand il vint , invité par Arnaud, prendre la parole à l’assemblée générale d’Hauteville (en 99 ou 2000) , ce dernier me demanda de bien vouloir le suivre partout avec un cendrier et il reçut l’autorisation exceptionnelle de fumer sous la tente où avaient lieu les interventions. Sa manière d’allumer sa  cigarette, costume et cravate sur l’estrade à côté d’Arnaud, reste un moment d’anthologie. Idem pour les réactions que cela suscita chez certains et certaines. Animant à Hauteville peu après son passage parmi nous une réunion informelle, j’eus droit à trente six questions sur son rapport au tabac (« comment se fait il qu’il fume, tout de même, enfin, voyons, pourquoi et bla bla bla « ). Constatant que personne ou presque n’évoquait ce qu’il nous avait dit, je finis par lancer : « si vous assistiez au sermon sur la montagne et que le Christ allumait une clope au beau milieu, tout ce dont vous parleriez ensuite, c’est de la clope … »Lorsqu’au début des années 2OOO, je l’accompagnais en  Californie pour un colloque rassemblant tout le gratin de «l’éveil », d’Eckhart Tolle à Gangaji en passant par Tony Parsons, sa chambre non fumeur (nous étions à La Jolla où on ne plaisante pas en matière d’air pur) baignait jour et nuit dans un brouillard tabagique derrière lequel on pouvait distinguer les grands portraits de ses ancêtres américains placés sur la cheminée …  Curieusement, les femmes de chambres, sans doute charmées par ce monsieur si élégant et gentil, ne disaient rien et s’abstenaient de faire un rapport à la direction de l’hôtel…"

Gilles Farcet - texte extrait de "Sur la route spirituelle", aux éditions du Relié