L e c o i n d e s a m i s Stephen Jourdain par Jean Paulhan (postface à Cette vie m'aime, 1964) |
UN FILS DU MOMENT
Stephen Jourdain appartient à une famille renommée, qui
a donné à notre pays (la France) de bons artistes et de
hardis écrivains. Je suppose donc qu'il a été bien
élevé – qu'il a fait ses classes – qu'il a
lu quelques Anciens et Modernes, choisis de préférence
parmi les auteurs anarchistes ou révolutionnaires : ce sont
les plus libres, et ceux qui ont su le mieux secouer les préjugés
et les partis pris de leur entourage. Ils n'offrent, à vrai dire,
qu'un danger : c'est qu'ils conduisent assez vite un jeune homme
à l'esprit logique à douter de son doute et se révolter
contre sa révolte. Voilà qui peut mener très loin. *
Personne n'en saurait imaginer de plus grave ; de plus décisive.
Jourdain n'es pas du tout parvenu, comme il l'espérait, à
démêler les fils en question. Non, il a été
l'un de ces fils, il a même été tous les fils à
la fois. Il n'a pas vu la grande Loi du Monde. Plutôt il l'a vue
de si près qu'il ne pouvait plus la distinguer. Il s'est fondu
en elle. Il est devenu lui-même ce qu'il cherchait. Bref, il a
été vicyime de ce que les Musulmans nomment un instant ;
et nous, tantôt un moment, ou bien une nuit, ou encore (de façon
beaucoup plus littéraire et prétentieuse) : l'éternité
dans l'instant. *
Cependant je n'ai pas perdu tout espoir. C'est que Jourdain montre dans
sa conduite du bon sens. Il ne s'est livré jusqu'ici à
aucune activité extravagante. C'est au contraire : il est
allègre et naturel. Il sait inspirer confiance à ceux
de ses voisins, auxquels il propose, suivant les principes éprouvés
du porte-à-porte, l'achat de bons romans policiers ou de mauvais
romans romanesques.
Jean Paulhan. |